Par LE DR SOLÈNE VIGOUREUX
Un jeune médecin raconte le quotidien de la maternité installée par la France dans l’immense camp de réfugiés de la frontière jordano-syrienne.
Itab vient d’accoucher de son cinquième enfant dans le baraquement de Gynécologie sans Frontières, au sein du camp militaire français. Elle a 20 ans. Elle en paraît 35, fatiguée par l’exil, les grossesses rapprochées, la promiscuité et les maigres rations dont elle se nourrit depuis six mois. Aidée d’une gynécologue et d’une sage-femme, soutenue par une interprète, elle a beaucoup crié, mais c’est le mode ancestral d’accouchement ici, libérant sa douleur, sans péridurale bien sûr. Pas de sang disponible non plus si une transfusion est nécessaire. Cinq heures plus tard, le bébé emmailloté est porté par sa belle-mère. La jeune maman quitte la maternité climatisée pour retrouver sa tente chauffée à 50 °C par le soleil du désert, entre les rigoles des eaux usées coulant à même la caillasse. Sur la piste brûlante des « Champs-Élysées », l’allée principale du camp, il faut zigzaguer entre les brouettes chargées de matelas, couvertures, réfrigérateurs, les enfants jouant dans la poussière et les files de réfugiés se hâtant vers les hôpitaux militaires de campagne ou les organisations qui assurent la survie quotidienne des familles.
Tentes et préfabriqués à perte de vue © DR
Une ville de la taille de Tours
Zaatari (ou Za’atri) est le deuxième plus grand camp de réfugiés au monde. Il a été ouvert en juillet 2012 dans une région désertique du nord de la Jordanie, à 10 kilomètres de la frontière syrienne. Le Royaume hachémite de Jordanie garde une tradition d’accueil et d’hospitalité des réfugiés, déjà démontrée avec l’Irak. Cependant, les ressources du pays sont limitées et les Jordaniens traversent une crise socio-économique, avec une flambée des prix du logement, une augmentation importante des affluences dans les hôpitaux et un épuisement catastrophique de l’eau. C’est l’un des dix pays les plus secs au monde.
Minaret et citernes sont les principaux points de repère du camp © DR
Le camp a été monté pour répondre à l’augmentation incessante de réfugiés syriens passant la frontière. En août dernier, on estimait à près de 600 000 les réfugiés syriens en Jordanie, dont 124 000 dans le camp de Zaatari (qui a accueilli jusqu’à 160 000 personnes). La majorité des réfugiés, pour la plupart des femmes et des enfants, est venue du sud de la Syrie (région de Deraa). Comparable à une ville comme Tours, le camp de Zaatari représente la cinquième plus grande ville de Jordanie. Il est géré par le gouvernement jordanien en coopération étroite avec l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et de nombreuses ONG.
La naissance, un signe d’espoir
Dans ce provisoire qui s’éternise, au milieu de nulle part, chaque réfugié pense rentrer « le mois prochain ». Mais, les semaines et les mois passant, une vie sociale se reconstruit de bric et de broc. Deux écoles se sont montées, ainsi qu’une trentaine de terrains de jeux, plusieurs associations de rencontre, des ateliers de confection de vêtements. À côté des trafics inévitables, des petits métiers se recréent. Certains, instituteurs ou commerçants, retrouvent un semblant de profession. Il y a maintenant un restaurant et plusieurs petites boutiques de fruits et légumes pour améliorer les rations de l’UNHCR – à base essentiellement de riz, de thon et de soupes. On trouve aussi des vendeurs de narguilés, de téléviseurs, de ventilateurs, etc.
Il y a près de huit naissances par jour dans le camp. La majorité des accouchements normaux est effectuée à la maternité de Gynécologie sans Frontière (GSF), la venue d’un nouvel enfant dans une famille restant un signe d’espoir au milieu de tant de dénuement. « Les femmes restent élégantes et souriantes lorsqu’elles viennent accoucher. Leurs repères sont chamboulés, mais cet événement est un beau signe de vie. Elles nous embrassent souvent », raconte une sage-femme de 22 ans, qui a donné trois semaines de ses vacances pour GSF, juste à la fin de ses études. Les accouchées à risques – césarienne, prématuré ou nécessitant une réanimation – sont transférées à Mafraq, la ville la plus proche dont l’hôpital est pourtant saturé, ou en face, dans l’hôpital militaire marocain qui dispose d’un bloc opératoire pour les césariennes.
L’exil lui pèse trop
L’une de nos patientes, Mouna, a 25 ans, elle est infirmière et a deux enfants (un an et demi et deux ans et demi.) Enceinte du troisième, elle nous raconte sa vie bouleversée. Impossible de trouver du travail sur le camp, son diplôme n’étant pas reconnu en Jordanie. Avec son mari, également infirmier, ils vont ouvrir un petit magasin sur les « Champs-Élysées » pour vendre des glaces, des jus et des jeux pour enfants, grâce à l’aide financière d’un cousin et le soutien de sa belle-famille installée à côté de sa caravane. Ses parents et ses amis sont éparpillés ou terrés de l’autre côté de la frontière, mais au moins, ici, elle se sent en sécurité, et les enfants jouent dehors sans craindre les bombardements.
Paradoxalement, les réfugiés, largement aidés par les organisations internationales, sont parfois mieux lotis que leurs voisins du désert jordanien, extrêmement pauvres. Mais ils ne pensent qu’à une chose : s’évader de ce camp, une prison dont on ne sort que pour retrouver les massacres de Syrie. Dans les 60 mètres carrés des algeco de GSF, où les équipes de sages-femmes et de gynécologues se relaient toutes les trois semaines, on se sent très vite étouffer. Mais nous, nous savons quand nous repartirons. Alors, que dire à Zaina, 32 ans, qui attend son cinquième bébé d’un jour à l’autre et veut s’enfuir ? Nous lui conseillons d’accoucher ici, pour plus de sécurité. Mais l’exil lui pèse trop. Nous ne pourrons l’empêcher de repartir à pied, son gros ventre en avant, trainant ses quatre enfants et les quelques layettes données par l’Unicef, pour rejoindre la voiture des passeurs qui l’emmèneront à la frontière de son pays.
Le Point.fr – Publié le 02/09/2013 à 13:01