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cahier1A la mi-décembre, sur les quelque 21 millions d’habitants que compte la Syrie, fuyant au nord, en Turquie, à l’est, en Irak, à l’ouest, au Liban, et au sud, en Jordanie, les attaques de l’armée et des milices du régime contre ses villes insurgées, plus de 500 000 personnes avaient quitté le pays. La Jordanie déclare en avoir accueilli à ce jour la moitié. La plupart, jusqu’à l’été, avaient pu y trouver des familles d’accueil ou des logements à louer. C’est maintenant le temps des camps. À dix kilomètres de la frontière, on en compte aujourd’hui deux. Au dépôt de Manshayat, où des soldats de l’armée régulière syrienne qui ont fait défection sont placés sous la protection ou la garde des services spéciaux jordaniens, est venu s’ajouter le camp d’Al Zaatari, asile de civils par familles entières,venues de Homs, de Damas, et surtout, tout proche, de Deraa, le berceau de cette révolution syrienne qui a fait irruption en mars 2011 : 45 000 personnes, au 15 décembre, sous 7 000 tentes.

cahier2Al Zaatari a ouvert le 28 juillet 2012. Il reçoit les aides et secours des institutions de bienfaisance des pays arabes, tel le Croissant rouge, et il est géré conjointement par la Jordanian Hashemite Charity Organization (JHCO) et le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (UNHCR). L’ONU y est aussi présente avec le Programme mondial contre la faim, le Fonds international d’urgence pour l’enfance (Unicef) et le Fonds pour la population (UNFPA). Dès la mi-août les forces armées marocaines ont déployé un hôpital de campagne et les services de santé de l’armée française une antenne dotée en particulier d’un bloc opératoire pour la chirurgie des blessés par balle, victimes des troupes de Bachar Al Assad en chasse au passage de la frontière. Très tôt les médecins militaires français alerteront la cellule de crise du Quai d’Orsay sur la nécessité d’une structure pour la prise en charge des femmes. S’étant portée volontaire, et très vite choisie par le ministère des Affaires étrangères, Gynécologie sans frontières, le 26 août, arrivait sur les lieux.

Créée en 1995, Gynécologie sans frontières est une organisation non gouvernementale d’origine française. Son activité a trait à la médecine d’urgence en périnatalité, à l’éducation aux soins périnatals, à la lutte contre les violences conjugales, sexuelles et sexistes, la pratique des mutilations sexuelles et les conséquences sanitaires des statuts discriminatoires infligés aux femmes. Elle intervient dans des pays ou des secteurs où les infrastructures sont insuffisantes ou inaccessibles, notamment, dans la dernière période, à Haïti, au Burundi et à Madagascar.

3J’ai adhéré à cette association en 2008, dont j’ai suivi alors le stage d’une semaine intitulé « Humanitaire en gynécologie-obstétrique ». L’année suivante, et pour me munir autant qu’il se pouvait, j’ai passé, à l’université Paris VII, le diplôme inter-universitaire de médecine tropicale et de santé internationale. N’ayant pu me libérer jusque-là, m’est advenu cet automne d’accomplir ma première mission, la cinquième à Al Zaatari de Gynécologie sans frontières, dont les équipes se succèdent toutes les trois semaines. Elles disposent, dans l’enceinte française, d’un pavillon de toile de 42 m, divisé en salle de consultation, salle d’accouchement et soins du bébé, salle d’hospitalisation de cinq lits, salle d’attente, sas et pharmacie. Elles sont composées de deux gynécologues-obstétriciens, de deux sages-femmes et d’un logisticien, qui cohabitent dans une tente voisine, avec l’une ou l’autre des deux interprètes jordaniennes, présentes à tour de rôle vingt-quatre heures de rang.

7Ma mission partira le 6 novembre et sera de retour le 29. La tâche là-bas nécessitait une disponibilité constante, en sorte que nous avons vécu très largement hors du monde. S’il est bien un paradoxe dans cette expérience, c’est d’avoir été dans la proximité immédiate d’un conflit, ayant à en connaître de très près les conséquences, et d’en avoir été moins que vous tous, à des milliers de kilomètres, au fait des développements. Ainsi, dans mon courrier du 19, j’évoque un branle-bas nocturne l’avant-veille chez les militaires français. Or, cette distribution de casques lourds et de gilets pare-balles, je n’en saurai clairement la raison que par un message de l’un d’entre vous : les représailles qui pouvaient être à redouter de Bachar Al Assad après la réception à l’Élysée, au matin de ce 17, de Ahmad Moaz Al Khatib, président du conseil national de l’opposition, comme seul représentant légitime de la Syrie désormais.

5On imagine donc combien, en ces circonstances, me furent précieux ma famille et mes amis, pour leurs informations, et tous leurs signes d’affection. N’étais-je pas à peine rentrée de Jordanie qu’un ordre transparent m’était intimé, par l’une des destinataires de mes courriels : cette amie, si chère, me les retournait rassemblés. Et d’autres familiers, à sa suite, à l’évidence pareillement aveuglés par la sympathie, de me manifester la même exigence : celle qu’il fût fait de ces billets inconséquents un recueil. Et mon époux de renchérir, et nos enfants de taper du poing sur la table : Agnès, Morgane, Axel et Adrien, résolus à sacrifier l’argent de leurs menus plaisirs à son tirage, quand l’experte Marie en assurerait la mise en page. Sous ces diverses sommations, j’ai relu ces 17 lettres écrites en hâte, m’efforçant, sans trop d’espoir, de redresser imprécisions et formules à la va comme j’te pousse. J’ai ajouté quelques photos, dont l’intérêt réside surtout dans le parti qu’en a su tirer Luc Vallot, artiste-technicien de l’image. Deux cartes s’imposaient, et Philippe Godefroy, dont plus d’un parmi nous reconnaîtra le trait, en a fait son affaire, avec sa science de la recherche et ses trouvailles. Enfin, pour répondre à certaines questions qu’on m’a posées à mon retour, j’ai cru utile l’introduction qu’on vient de lire.

Un dernier mot : pas question de vous dire tout ce que vous devez à Hervé Dubourjal et à Émir Harbi, qui ont accepté de réviser ces lignes.

Merci à toutes et à tous.


Mercredi 7 novembre 2012

Chers tous,

Hier soir, à Amman, descendues d’avion, nous avons fait plus ample connaissance, Mélina Hyvert, de Bordeaux, l’autre gynécologue-obstétricienne, Floriane Bouygues et Alexandra Bruno, les deux sages-femmes, toutes les deux de Nice, et moi-même. Après une bonne nuit réparatrice, une heure et demie de route en taxi pour atteindre, dans une lumière poussiéreuse, le camp d’Al Zaatari. Accueil par les membres de la mission 4, qui nous font visiter notre site, nous montrent le matériel et nous informent.

Nous apprenons que nos césariennes ne pourront pas être effectuées au bloc opératoire de l’armée française, pourtant à deux pas. Ses chirurgiens ne sont pas là pour ça, mais pour la traumatologie de guerre. Il y a tout ce qu’il faut au chef-lieu d’Al Mafraq, nous dit-on : sa maternité fait 5 000 accouchements par an. Mais il faudra en passer par la sage-femme déléguée dans le camp par le ministère de la Santé jordanien ; et Al Mafraq est distante de 10 km. Alors, quelle solution en cas d’urgence ? Voir avec l’hôpital de campagne marocain. Son bloc opératoire dispose d’un gynécologue-obstétricien et d’un pédiatre.

Nous faisons du rangement dans la tente de travail, et déjà cinq femmes viennent en consultation.

Le soir, nous sommes invitées à l’apéritif par les Français. Ils sont quelque 80, dont une trentaine de personnels féminins. Outre l’effectif médical, il y a une unité « Cimic », chargée des contacts avec les autorités jordaniennes et d’établir des liens avec les organisations non gouvernementales du camp. Pour assurer la garde, des soldats de la Légion étrangère.

Nos militaires se sont monté un terrain de volley-ball et, sur une dalle coulée exprès, sous un toit de tôle ondulée, une salle de sport, avec vélo d’intérieur, vélo elliptique, tapis de marche, bancs de musculation, haltères, tout quoi, et un tapis pour l’entraînement des légionnaires à la boxe française.

Premier dîner sous notre tente de vie : rations de la Sodexho, fournies par l’armée, que notre logisticien améliore sacrément. Me voilà désignée pour assister aux réunions de la communauté médicale du camp et autres points d’information, étant la seule de notre équipe à se débrouiller en anglais.


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Vendredi 9 novembre

Chers tous,

Hier, la connexion Internet était mauvaise ; nous avons privilégié les rapports à Gynécologie sans frontières et les statistiques sur notre activité pour le Haut-Commissariat aux réfugiés. Parmi nos consultations, toutes n’ont pas d’objet médical, en fait. Une équipe entièrement féminine, ça se sait vite, et certaines femmes viennent seulement pour parler. Elles sont rares à répondre à nos sourires ; elles ne nous disent au revoir et merci que si nos réponses sont conformes à ce qu’elles veulent entendre. Le passage par la traduction rend difficile le dialogue, les confidences intimes. Pourtant, je meurs d’envie d’en savoir plus sur leur vie et sur leur histoire.

Tout à l’heure, je vais aller dans le camp avec l’interprète voir l’accouchée de mercredi. Nous avons eu une autre accouchée hier soir. Les accompagnants doivent apporter la nourriture. Au reste, nous disposons de tout ce qu’il faut pour les accouchements normaux.

Les patientes sont souvent de grandes multipares (huit voire neuf accouchements), ou de très jeunes primipares (avec des bébés d’un très petit poids).

Nous avons établi d’excellentes relations avec l’hôpital marocain (80 médecins et paramédicaux, labo, radio). Ce qui est rassurant pour nos césariennes. Plusieurs sont programmées. Les indications ne sont pas toujours les mêmes que les nôtres. Il y a des utérus multicicatriciels, jusqu’à des octocicatriciels !

On annonce une tempête de sable avec un vent de 80 km/heure et, aux dires du responsable de la sécurité de l’enclave française, l’ambiance dans le camp sera électrique. Vous me demandez les températures ici : jusqu’à 40 °C dans la journée et en dessous de zéro la nuit.


Samedi 10 novembre

Mes chers amis,

Merci de vos messages affectueux. Ils m’encouragent. En réponse à l’une d’entre vous, « octocicatriciel » se dit à propos d’une patiente qui a déjà subi huit césariennes.

Hier soir, nous avons été invitées à un « barbecue » par les militaires français. Apéro sans (bière quand même pour les amateurs), salade de tomates, boîtes type Macdo avec poulet grillé et frites, gâteaux d’anniversaire.

Ensuite, danse, avec platine techno ! La boîte de nuit : un container. Et extinction des feux repoussée à 23 heures (grasse mat’ le lendemain : dispense de footing). Voilà pour nos voisins. Pendant ce temps, chez nous, nouvelle naissance. L’interprète a chanté, pour atténuer les douleurs. Ça a marché, un temps.

À l’ouverture de la consultation, à 9 heures, déferlement. On a vu 25 personnes dans la journée. Avec la traduction, imaginez le temps que ça prend. La plupart de ces femmes viennent de la région de Deraa, juste de l’autre côté de la frontière. La plupart sont des paysannes, complètement soumises à leur mari, qui est parfois polygame, et violent. On doit demander son avis pour la contraception. Certaines prennent des contraceptifs en cachette. Ou bien elles « se débrouillent », comme elles disent.

Si elles sont seules ici, elles prennent l’avis du mari par téléphone. J’imagine pourtant que, s’il est en Syrie, il doit être occupé à autre chose. Tout doucement on essaie de parler des psychologues, voire du psychiatre, en cas de violences extrêmes. Difficile.

Si le mari n’est pas là lors de la naissance, c’est la belle-mère qui a tout pouvoir.

Une femme est venue pour savoir si tout allait bien pour son bébé. Elle est arrivée hier, de Damas, enceinte de son cinquième enfant, avec les quatre autres sous le bras. Voyage en bus, puis en voiture, puis passage de la frontière : deux heures à pied, de nuit, avec la peur d’être blessée, attrapée ou tuée.

Il paraît qu’il y a 400 à 500 femmes enceintes dans le camp. Ça promet.

On a un micro-échographe Sonosite qui, quand il marche (on a eu chaud une fois), nous aide beaucoup.

La tempête de sable annoncée n’aura pas été si violente, mais la température est sérieusement descendue. Demain matin, je vais à Al Mafraq faire des achats avec le logisticien. Retraité de la police, Philippe Saint-Jean a été fonctionnaire au Service de protection des hautes personnalités !


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 Lundi 12 novembre

Chers tous,

La route, qui passe à proximité d’un aérodrome militaire, est jalonnée de casernes. Nos prédécesseurs, prenant là des photos, ont vu aussitôt surgir la police. Je connaissais la Jordanie touristique ; bien différente est cette zone reculée, aux confins de l’Irak et de la Syrie. Une ligne de chemin de fer à voie étroite traverse la ville. Les gens à Al Mafraq (60 000 habitants) sont bien portants mais la ville est très sale. Pas de réseau d’eau courante, des réservoirs sur les toits. Des maisons pas finies. Dans les magasins, on trouve un peu de tout. Nous rentrons avec du petit mobilier pour ranger les draps des patientes et de leurs accompagnantes, des pains au cumin ou au thym, et une ramette de photocopies de dossiers vierges pour nos consultations à venir.

Le camp est en train de s’agrandir, pour accueillir trente mille personnes supplémentaires. Pas de limite dans cette étendue désertique. L’ONG Électriciens sans frontières est arrivée : trois jeunes retraités qui vont installer cent lampadaires à énergie solaire, arrivant en pièces détachées du Japon, d’Angleterre, de France et d’ailleurs encore, pour éclairer la moitié du camp qui ne l’est pas, et éviter ainsi les agressions nocturnes.

Cet après-midi, je suis partie visiter une accouchée dont la belle-mère nous avait amené le bébé. Elle se sentait trop fatiguée pour venir elle-même. Souvent invitées en chemin à nous arrêter pour prendre un café, l’interprète et moi avons arpenté une partie du camp, sans trouver la tente Y, adresse BOX-COX, au milieu des allées qui s’étendent à perte de vue. Chacune a son « maire », délégué qui connaît tous ses voisins. Les tentes, où des matelas sont posés sur des tapis isolants, sont prévues pour accueillir des familles de six personnes, avec une lampe qui se recharge au soleil. Dans des communs en dur, les sanitaires et les cuisines. Le Qatar a donné 100 cabanes de chantier pour héberger d’autres familles, où il y a une fontaine d’eau. Il est vrai que le jour il doit y faire très chaud.

Merci à celle qui, habituée des treks dans le désert, m’a conseillé, avant mon départ, d’emporter une lampe frontale. C’est en effet très utile : pour la pose des stérilets. Et merci aux deux qui m’ont recommandé d’emporter plusieurs pyjamas de bloc de rechange : la machine à laver de l’armée attend des dizaines de kilos pour tourner. Tant que j’y pense, l’officier supérieur a décidé de fermer la boîte de nuit-container, source de gêne pour la population du camp, peut-être pas seulement pour son sommeil…


Mardi 13 novembre

Chers tous,

Beaucoup d’émotion à lire tous vos messages. Ce matin, 6 heures. Le muezzin lance le premier de ses cinq appels quotidiens à la prière. Le brouillard recouvre le camp. Les camions n’ont pas cessé d’apporter des matelas, de la nourriture, et des graviers pour le revêtement des allées de sable. Il fait froid. Les enfants sont en tong. J’espère que des vêtements vont bientôt être distribués. Une volontaire du Programme contre la faim nous en a donnés pour les bébés, et des peluches, dont ont pu profiter les trois jeunes mamans d’hier. L’allaitement est incontournable, même triste ou fatiguée. Elles le savent. On a épuisé nos réserves de comprimés de fer, tant on en donne, avec de la vitamine C. Une cantine de médicaments arrive demain avec Pharmaciens sans frontières. Sinon on va quémander un peu partout. Le délégué du ministère de la Santé jordanien est très content de signer nos déclarations de naissance : les garçons s’appellent tous Mohamed, comme lui.


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Mercredi 14 novembre

Chers tous,

Hier, 1 °C le matin. Ensuite frais, mais grand beau temps.

La journée avait commencé par une catastrophe. À 7 heures, notre maternité, où étaient hospitalisées trois patientes avec les nouveau-nés, s’est à moitié effondrée. Nos tentes ont bien haubans et sardines, mais elles sont soutenues par des boudins à air. Hier, donc, plusieurs ont lâché, la tente s’est affaissée, et la femme de ménage est passée à quatre pattes sous la partie dégonflée, sans nous prévenir, continuant sa discussion avec les patientes. Quand je suis arrivée, pour la première visite, on s’est précipité pour mettre en route le compresseur. Qui s’est mis à fumer. Affolement général, sortie des patientes à quatre pattes. Appel au secours du sergent-chef électricien, qui a regonflé nos boudins avec son matériel. Ensuite, il a essayé de réparer notre compresseur. Peine perdue. Combien de temps faudra-t-il pour qu’on nous en livre un autre ?

Dans la journée, pas beaucoup d’activité, des fausses alertes.

Ce soir, on invite à dîner le sergent-chef électricien.


Jeudi 15 novembre

Mes chers amis et parents,

La journée a été éblouissante, hier, avec un ciel bleu magnifique et des températures agréables, au moins jusqu’à 16 heures. Après, ça baisse sérieusement.

Les sages-femmes trépignent car il n’y a pas eu d’accouchement depuis deux jours. Nous, les médecins, avons eu de nombreuses consultations, de toute nature, comme d’habitude.

L’hôpital de campagne français a reçu hier une jeune blessée de 13 ans. Une balle lui a traversé les cuisses, heureusement sans occasionner trop de lésions osseuses ou vasculaires. On ne sait pas où sont ses parents. Elle a traversé la frontière avec eux, sans doute, mais, blessée, elle a été transférée en ambulance dans l’urgence, seule et sans papiers. Qui va l’accueillir après ? On nous apprend que le camp compte 110 enfants seuls, recueillis par l’Unicef.

Un autre blessé est agent de la compagnie d’électricité syrienne qui, allant réparer un transformateur, est tombé sur un champ de mines. Il a eu le pied déchiqueté et on a dû l’amputer, après accord de sa famille. Ici, il y a une antenne de Handicap international, qui propose des prothèses assez rapidement.

La religion exige que la partie morte du membre soit enterrée. Cette fois, la municipalité d’Al Mafraq prend en charge les frais d’inhumation, l’équivalent de 40 €. Mais devant l’augmentation du nombre de ces inhumations, le Haut-Commissariat aux réfugiés a décidé de mettre la main à la poche, au moins jusqu’en décembre. Après, on verra.

Grosse discussion à propos de la Chaîne de l’espoir, qui se voue à la prise en charge des pathologies infantiles graves, comme les malformations cardiaques. Les instances du camp ne savent pas s’ils ont l’agrément du ministère de la Santé jordanien ou du Haut-Commissariat. Où les installer ? Ils ont le personnel compétent mais pas de bloc opératoire ni de salle de consultation pour faire leur recrutement.

Toujours la noria de camions. Et les éventaires improvisés poussent comme des champignons. Il se construit, paraît-il, un très grand supermarché à la sortie du camp : pour les réfugiés, qui n’ont pas le droit de sortir ? Pour les gens qui travaillent ici ? Pour les Syriens qui sont hors du camp et gravitent autour ? Pour alimenter le marché noir à l’intérieur du camp ?

Le moral est comme le temps. Pourvu qu’il reste beau.


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Vendredi 16 novembre

Chers tous,

Beaucoup, très gentiment, me demandent comment je vais. Et bien très bien, merci. Un petit coup de blues ou d’émotion lundi dernier, en faisant le point. Je suis sincèrement et profondément reconnaissante de ce que la vie m’apporte. Votre affection, votre amitié, et le Pepsi Light, font que j’ai de l’énergie à revendre. Ah, si elle pouvait être communicative, se transmettre un peu à ces femmes, si courageuses, et tellement désorientées…

Hier, réunion importante pour réorganiser l’accueil des nouveaux arrivants. Parmi eux, en moyenne, neuf femmes enceintes par jour. Il faut les repérer pour leur donner les meilleurs soins possibles.

Nous avons eu deux naissances hier, dont une « déclenchée » avec les moyens du bord. Ils sont faibles, à l’hôpital marocain. Mais notre coopération est excellente.

Le climat dans le camp se tend. On redoute des émeutes. Nous sommes consignées dans l’enceinte française, au moins jusqu’à midi. Ça m’ennuierait qu’on soit évacuées avant la fin de la mission.


Samedi 17 novembre

Chers tous,

Le vent de sable s’est à nouveau levé et on n’a pas vu le ciel de tout le jour. À peine debout, voilà l’organisatrice du Haut-Commissariat qui débarque. D’abord pour râler car les légionnaires ne l’ont pas laissée entrer cette nuit. Elle a dû mal se faire comprendre, ne pas assez dire que c’était une urgence. Bref, la patiente qu’elle nous amenait a été transférée à l’extérieur. Nouvelle organisation nécessaire.

À cet effet, elle nous a emmenées, Mélina et moi, découvrir la zone d’arrivée au camp. Nous avons été assommées d’angoisse, car cela nous en a rappelé d’autres, dans l’histoire. À cette heure, l’aire est vide. Chaque nuit, entre 22 h 30 et 3 heures du matin, arrivent sept ou huit cars, bondés : jusqu’à 150 personnes chacun. On leur distribue des repas et des couvertures. Ils remettent leurs papiers d’identité, échangés contre une carte du Haut-Commissariat numérotée, qui sera leur sésame pour les distributions de nourriture et effets, et pour l’accès aux soins. Déclaration des pathologies chroniques, des blessures et des grossesses. Identification des personnes particulièrement vulnérables, enfants seuls et femmes sans mari, afin que les associations compétentes, l’Unicef et l’UNFPA, soient saisies de leur cas. Quant aux urgences obstétricales, la consigne sera passée de les amener chez nous tout de suite. Les autres femmes enceintes seront invitées à venir nous voir le lendemain ou le surlendemain, pour échographie et examen.

Dans la journée, nous avons reçu 32 patientes en consultation, dont une grossesse gémellaire de trente et une semaines d’aménorrhée, avec un kilo d’écart entre les jumeaux : une fille de 1 200 g et un garçon de 2 200. Direct hôpital d’Al Mafraq.

Pendant que je vous écris, une femme est en travail.

Les traditions sont les traditions. Hier, jour du beaujolais nouveau, pas de beaujolais mais du vin jordanien, servi par nos militaires, accompagnant des pizzas confectionnées par eux dans une boulangerie des environs. Très réussies.


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Lundi 19 novembre

Chers tous,

Pas de connexion Internet hier.

Du bruit l’avant-dernière nuit : on déchargeait des caisses dans l’enceinte française, contenant des gilets pare-balles, des casques lourds et des rations de combat. À midi, on les a distribués aux militaires, pas aux civils.

La journée de consultations a été bien remplie, et nous avons eu une nouvelle naissance, une belle fille de 4 010 g.

Nous avons tous les jours des problèmes d’électricité, de manque d’eau (pas livrée), d’appareil d’échographie qui flanche, etc. Le logisticien de la mission et les techniciens militaires nous apportent une aide précieuse.

La nuit dernière nous sommes allés assister à l’accueil des nouveaux réfugiés. Quelle misère ! Certains ont d’énormes bagages – on se demande comment ils ont pu les transporter ; d’autres n’ont rien, juste un anorak et des tongs. Il y a des bébés d’un jour, des adolescents, surtout des filles (les garçons sont-ils au combat ?). Ils sont conduits sous un chapiteau blanc grand comme un cirque, où un responsable de la Jordanian Hashemite Charity Organization leur hurle les consignes avec un mégaphone. Les chefs de famille sont priés de s’avancer, et les formalités commencent. Après quoi, ils vont passer le reste de la nuit dans un immense hangar, à peine chauffé, avant qu’on leur attribue une tente, demain. Imaginez la détresse, la confusion, la fatigue.

Ce matin, est arrivée en travail une jeune femme de 22 ans avec un fœtus anencéphale. En Syrie, tout comme l’IVG, l’interruption médicale de grossesse est interdite. Pareil en Jordanie.

Les femmes nous disent se procurer (comment ?) des médicaments, sans bien savoir les utiliser. L’une d’elles nous a raconté que, pour interrompre l’une de ses grossesses, son fils de 16 ans s’était vu ordonner par son mari de lui donner des coups de pied dans le ventre.


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Mardi 20 novembre

Chers tous,

Lors de la réunion bihebdomadaire du Haut-Commissariat, le délégué du ministère de la santé jordanien nous a énuméré, comme un inventaire à la Prévert, les commerces chez « l’habitant » qui se sont ouverts dans le camp : 15 épiceries, 13 boulangeries, 12 restaurants ou fast-food (beignets, falafels, etc.), deux cafés avec chichas (avec point Internet ?), ventes de vêtements et chaussures, bonbons, cigarettes. Et deux marchands de poulets… congelés ! On ne les fermera pas mais les autorités sanitaires vont essayer de les contrôler pour éviter les épidémies de diarrhée et autres. Toute cette marchandise – jusqu’à des poulets vivants –, comment arrive-t-elle dans le camp, clandestinement ?

À la suite de notre dernière visite à l’accueil des réfugiés, on avait senti une certaine animosité, voire une franche hostilité, de la JHCO à notre égard. Semble-t-il jalouse de ses prérogatives, elle a « déposé une plainte » contre nous auprès du Haut-Commissariat. Celui-ci nous a interrogées et va écrire au ministère de l’Intérieur jordanien pour lui demander de raisonner le JHCO. Serait-ce nos initiatives, pour soigner du mieux possible, qui dérangent ? Ou bien, à travers nous, ne chercherait-on pas des noises au Haut-Commissariat, cogestionnaire du camp ? Et que signifie cette rumeur selon laquelle l’armée jordanienne va l’investir et en prendre la direction ? Tout cela nous dépasse.

Nous continuons notre travail. Nous avons écrit des protocoles pour poser les choses pour les équipes suivantes ; nous allons aussi consigner les coordonnées de nos divers interlocuteurs et leurs fonctions précises, car on s’y perd un peu. Il y a de nombreuses organisations médicales, mais seuls les Français et les Marocains sont là vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

On a eu encore deux naissances cette nuit.

Maintenant, les patientes nous disent « Merci », en français ; et nous leur répondons « Mabrouk » (Bravo). Les regards et sourires en disent encore plus.

Je crois qu’on fait du bon boulot, car nos consultations sont pleines, et bien plus détendues qu’au début de notre séjour.


Mercredi 21 novembre

Chers tous,

Notre dernière semaine débute aujourd’hui. Nous avons pu établir un contact avec la mission suivante pour informer ses membres de ce qui les attend. Ils ont hâte d’arriver et sont très contents de commencer à se mettre dans l’ambiance. J’espère que le beau temps se maintiendra pour eux et pour les réfugiés car, sinon, cela pourrait devenir difficile.

Le camp va s’étendre. De nouvelles tentes sont arrivées. Et des préfabriqués. Quand on voit à quelle vitesse ils installent ça, on se demande comment ils font. Les éléments sont fabriqués en Jordanie. Ce sont les Saoudiens qui financent, pour leurs « frères syriens », comme c’est marqué dessus.

Les gens de Bahrein ont construit une école, pour tous les âges, en dur. Selon les militaires du Cimic qui nous ont accompagnées pour visiter le camp, la durée de vie moyenne d’un camp de réfugiés se situe entre dix-sept et vingt ans.

Nous faisons ces jours-ci de très mauvaises découvertes en échographie, avec de graves malformations.

Les Nations unies ont un kit pour les examens en rapport avec les viols, mais on ne peut pas en disposer, car non conforme selon les Jordaniens : il contient une pilule du lendemain.

L’étendue des tâches est immense, on se sent un peu dépassé.


Jeudi 22 novembre

Chers tous,

Deux réunions ce matin : conseil médical de toutes les organisations et réunion communication : tout cela en anglais, sauf quand ça dérape et que tout le monde retourne à sa langue maternelle. C’est alors la tour de Babel.

Ce jour est à marquer d’une pierre blanche. Après force négociations, nous allons faire notre première césarienne à l’hôpital de campagne français ! Nos voisins, ça les perturbe beaucoup de s’occuper de civils, pas des blessés, femmes de surcroît, et, damned !, enceintes. On a vu passer dans nos « locaux » tout ce que leur bloc compte d’anesthésistes, chirurgiens, infirmiers, infirmiers anesthésistes, aides opératoires, pour tout préparer. Ils font monter la pression, mais on est parées : on va leur montrer ce qu’on sait faire !

Il y a deux héroïnes qui nous aident tous les jours, sans formation médicale aucune : ce sont nos jeunes interprètes, Hanna et Rezan, 23 et 29 ans. Elles ont étudié la langue et la littérature françaises à l’université d’Irbid. Elles se retrouvent projetées dans un monde inconnu, de femmes, de sexualité, de contraception, de fertilité et d’accouchements, avec des femmes issues d’une autre communauté, et d’un niveau d’éducation bien loin du leur. Elles sont là à tour de rôle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et on ne peut se passer d’elles.

Elles aimeraient tant assister à une césarienne, mais la tenue de rigueur au bloc opératoire laisse découverts les avant-bras… Nous avons résolu le problème en déstérilisant à leur intention une casaque chirurgicale.

Quelle expérience pour elles !

L’Organisation mondiale de la santé va leur dispenser une formation, et elles en sont ravies.

Ce soir, on sera 110 au pot de départ de notre logisticien. Philippe Saint-Jean s’en va demain. Il a fait un mois et demi ici. C’est long.


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Vendredi 23 novembre

Chers tous,

Alors là, je suis fière : l’utérus tricicatriciel ne nous a pas résisté. Et la petite Rimas est devenue la mascotte de l’hôpital de campagne français. Nous avons pris la maman et le bébé en convalescence dans notre unité d’hospitalisation – vous savez, la tente qui s’était dégonflée.

Le nouveau logisticien, François Depas (un général en retraite), a apporté, entre deux saucissons et un munster, un nouveau compresseur.

Notre unité est pleine, car nous avons aussi les accompagnantes.

Les deux chirurgiens de l’armée étaient présents pour suivre nos exploits. Mélina a fait un malaise durant la césarienne : elle a une gastro depuis hier. J’ai fini l’opération avec un aide opératoire qui travaille d’ordinaire à… la maternité de Begin, l’hôpital des armées de Saint-Mandé, voisine de la mienne. Un concurrent en quelque sorte…

Le compte rendu opératoire, à l’en-tête de l’armée française, ça, je vais l’afficher !

Il pleut, mais on n’est pas malheureux : c’est vendredi, donc dîner chez les militaires. Ce sera brochettes.

François Depas a apporté des journaux français.


Samedi 24 novembre

Chers tous,

On a toutes les peines du monde à faire prendre en charge nos bébés nouveau-nés qui ont besoin de soins : jaunisse, perte de poids, etc. Nous sommes entièrement démunies si nos bébés vont mal. Les prises en charge par l’hôpital d’Al Mafraq, qui semble surchargé, ne sont pas sans aléas. Ils nous renvoient des petits prématurés dès le lendemain, par exemple. Aujourd’hui, l’un d’entre eux, avec une jaunisse, a perdu beaucoup de poids : retour à l’envoyeur, pas de place, on verra demain ! Je suis donc allée au poste de transfert avec l’interprète. Avec mes yeux de cocker et mon sourire, nous avons pu convaincre, en anglais et en arabe, le médecin régulateur, et notre bébé est attendu à Irbid.

Parfait, mais voilà que l’ambulance ne peut prendre que la maman et le bébé. Laissé sur le bord de la route, le chaperon, la belle-mère, prétend, furieuse, que dans ces conditions, à cause de nous, son fils va divorcer. On assume.

On a bien rigolé aussi avec nos cours d’éducation sexuelle : les accompagnantes vont chercher des chaises y assister aussi. Elles rougissent, rient sous cape.


Lundi 26 novembre

Chers tous,

J’ai été prise dans un guet-apens par un jeune Jordanien qui travaille pour une organisation saoudienne. Il m’avait promis d’offrir à la maternité un cinquième lit. Hier, il y était disposé, à condition que je vienne l’aider à choisir. Me voilà donc partie à Al Mafraq avec lui. Vite fait, le choix : un magasin vend les mêmes que les nôtres. Pour autant, impossible de refuser à mon nouvel ami d’aller boire quelque chose avec lui. Et me voilà au café, lieu réservé aux hommes (de toute façon, les femmes ne sortent pas à Al Mafraq), devant un thé (vous savez comme j’aime ça) ; et moi qui n’ai jamais fumé, obligée de m’y mettre, et pas n’importe quoi : une chicha ! Pour un lit, qu’est-ce qu’on ne ferait pas !

Aujourd’hui, avec l’une des interprètes, nous sommes allées chercher un matelas, comme ceux que l’on distribue aux réfugiés, et une couverture. Cela a beaucoup gêné notre diplômée de l’Université de se montrer chargée de ces signes extérieurs d’indigence.

Demain, la nouvelle équipe va arriver à Amman. François Depas va l’accueillir et ils nous rejoindront mercredi matin. Nous aurons tout à leur montrer, et surtout les informer au sujet des relations avec les autres organisations.


Mardi 27 novembre

Chers tous,

Dernier courriel avant le départ vers la France, via un petit bain, tout de même, dans la mer Morte. On a vérifié que tout était au point pour nos successeurs et organisé un pot pour remercier les militaires, avec discours à la clé. On a copié des recettes de taboulé au persil. À vous faire. Délicieux.

On a eu un épisode très triste, avec une demande d’IVG, tardive – interdite de toute façon ici. La femme, avec quatre enfants à charge, venait de perdre son mari. Devant notre réponse, elle nous a dit qu’elle allait « faire le nécessaire », s’infliger les pires tortures. « Vous risquez votre vie. » « Vous risquez de laisser quatre enfants abandonnés. » Impossible, dans son désespoir, de lui faire entendre raison.

Un peu plus tard, on a accueilli notre vingtième bébé. Bienvenue à lui.


[Dimanche 13 janvier 2013. Au moment où je relisais ces messages en vue de leur édition, des nouvelles des dernières missions me parvenaient. Des pluies s’étaient abattues sur le camp, inondant les tentes. Et maintenant c’était la neige. L’activité de Gynécologie sans frontières ne fléchissait pas, et la présence d’une troisième sage-femme s’annonçait en renfort des missions suivantes.]

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